Vers une définition de lidentité nationale
Jusquici nous savons intuitivement que lidentité nationale est, pour un individu, une représentation de soi comme membre dune nation et, pour une collectivité ou un organisme dÉtat, une raison dêtre et un cadre daction. Mais il faut préciser cela. La première partie de ce chapitre a montré que lidentité nationale est un concept communément utilisé; les auteurs ne le définissent toutefois pas précisément, sattardant plutôt aux facteurs qui conditionnent lidentité nationale ou à son pouvoir « constituant » de lhistoire, de sorte que le concept finit par se confondre avec le sentiment nationaliste ou la culture politique dun pays, voire avec la définition de la nation elle-même.
Entreprendre une telle définition peut donc sembler une gageure, comme ladmet Hobsbawm qui va jusquà évoquer « la densité du brouillard qui entoure les questions concernant la conscience nationale des hommes et des femmes ordinaires » (1992 : 104). Cette évanescence résulte du caractère essentiellement imaginaire de lappartenance à une communauté nationale (une « fiction », dit Thiesse [1999]), bien que cette « conscience » puisse supplanter toutes les autres ( ibid . : 209) et que lon puisse mourir et tuer pour elle. Voici en tout cas une définition de lidentité nationale, que lon distinguera ensuite des concepts qui en sont proches.
Ce quest lidentité nationale
Lorsque lon aborde lidentité politique en général, le vocabulaire dauthenticité, douverture et fermeture de « frontières », de biens symboliques (voir Camilleri et al. 1990, Chebel 1998), peut fort bien se transposer à lidentité nationale. En tant quidentité, toutes deux sont en effet un processus itératif, individuel ou collectif, non quantifiable, révélateur de zones de sensibilité et moteur historique, puisquelles prédisposent à certains choix politiques. Cependant ces deux formes didentité ne se recouvrent pas, car lidentité nationale est un élément quasi autonome de la culture. En effet, si on peut modifier son identité politique au cours dune vie selon les fluctuations du « marché » des valeurs politiques même les États changent de constitution , lidentité nationale fluctue peu : ce qui est moins prisé un jour, parce que désuet ou malséant, nest pas exclu de la représentation, mais remisé dans la mémoire, dans les traditions ou le patrimoine (Nora 1984-1993, vol.1 : viii-xiii; Thiesse 1999 : 16), voire renversé en contre-identité (Létourneau 1992). De plus, les « Autres », extérieurs à la nation, peuvent adhérer aussi à une version de lidentité nationale et lentretenir. Elle nappartient donc pas en propre aux individus ou aux collectivités qui sy réfèrent : elle circule, elle est ontologiquement sociale.
Sans être une « propriété privée », lidentité nationale participe à lidentification des individus et des collectivités. Le passage réciproque et incessant entre lidentité nationale individuelle et son pendant collectif sopère par un double mouvement : un mouvement « ascendant », du peuple (ou des futures élites) vers les élites en place, qui repose sur lappropriation symbolique et sa diffusion discursive; un mouvement « descendant », des élites vers le peuple, qui implique des stratégies discursives et parfois coercitives. Cette circulation seffectue par le truchement de symboles (le drapeau, lhymne national, certains édifices tutélaires) que les expositions universelles, précisément, confinent. Lidentité nationale est partagée, bien que pas nécessairement à lidentique, elle fait lobjet de versions « légitimes », parfois antagonistes, qui intéressent les sciences sociales et les politiciens.
Cest par le biais de la phénoménologie que peut sélaborer une définition compréhensive de lidentité nationale. Le concept se clarifie en effet lorsquon comprend lidentité nationale comme une représentation sociale, au sens que lui attribue Jodelet : « [cest] une forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction dune réalité commune à un ensemble social » (1989 : 36). Les représentations sociales sont assez proches des « imaginaires » déjà mentionnés, mais elles sont plus concrètes, plus élaborées que ceux-ci; en ce sens je me permets de les considérer comme la forme aboutie de certains imaginaires.
Appliquons la définition de la représentation sociale à lidentité nationale : celle-ci est bien une forme de connaissance pour lindividu, quand il se définit par sa citoyenneté ou par ses origines ethniques; de même pour les représentants dun pays lorsquils définissent leur statut et leur rôle. Cette identité est socialement élaborée puisquelle naît et se négocie dans les relations aux autres, nationaux ou étrangers. Elle est partagée , aux deux sens du terme : elle est répartie dans la société où certains groupes ont en commun une même identité nationale; elle fait lobjet dun partage, car elle circule, est dite, écrite et exposée (sous forme de lois ou dédifices, par exemple). De plus, lidentité nationale possède une double visée pratique : du point de vue phénoménologique, elle constitue un savoir « qui est nécessaire à [une] personne pour quelle réussisse à interagir avec les autres dans le monde social et à y entreprendre des actions ayant un sens pour elle et pour les autres » (Piron 1991 : 21); elle nest donc pas quintellectuelle, mais confine ici à un savoir-faire. Du point de vue critique, lidentité nationale permet de légitimer certains choix de la classe politique au pouvoir ou de lopposition. Enfin, elle concourt à la construction dune réalité commune à un ensemble social , la culture nationale.
Autrement dit, lidentité nationale est, en tant que représentation sociale, à la fois « le produit et le processus dune activité dappropriation de la réalité extérieure à la pensée et lélaboration psychologique et sociale de cette réalité » (Jodelet 1989 : 37). Par ailleurs, elle « [nexclut pas] les autres identifications possibles qui constituent lêtre social dune personne » (Hobsbawm 1992 : 22). Dès lors, on peut définir lidentité nationale comme une représentation sociale qui subsume et hiérarchise les caractéristiques de la communauté politique de référence .
Cette définition appelle trois précisions. 1) Elle ninclut pas de mention territoriale, car lidentité nationale peut précéder lexistence de la nation assise sur un territoire (Thiesse 1999). 2) Un postulat la sous-tend : une communauté politique de référence ne peut être réduite à une municipalité (qui serait plutôt une communauté territoriale de référence) ni assimilée à un parti politique (une communauté partisane de référence). 3) Les « caractéristiques » sont les éléments qui constituent lentité nationale, cest-à-dire, selon Braudel, lÉtat, la société, léconomie et la culture (1985 : 139). Ces éléments peuvent sagencer autrement : pour circonscrire Lidentité de la France (1990), Braudel recourt par exemple à quatre parties : « Espace et Histoire »; « Les hommes et les choses » (démographie et économie politique); « État, Culture et Société »; et « La France hors de la France ». Une telle répartition nest pas neutre, comme ladmet dailleurs lhistorien ( ibid. : 19). Pour se rendre lisible, la présentation de lidentité nationale dans un ouvrage ou dans une exposition sordonne en une classification, et la hiérarchie quelle induit est pourvue dun sens qui mérite que lon sy arrête.
À titre dexemple, il est intéressant de se pencher sur la rubrique « France » du Petit Larousse (1996). Le dictionnaire Larousse, sous sa forme complète ou abrégée, est une « institution » française. Tant et si bien dailleurs quil fait lobjet dun article (Ory 1984) dans Les lieux de mémoire (Nora 1984-1993), à titre de classique dont Foucault aurait pu dire quil fait partie de ces « textes » qui fournissent une trame et des règles à lécriture des textes ultérieurs. Le Petit Larousse classe ainsi les réalités nationales dans sa rubrique « France » : 1- Institutions : constitution, administration, justice, médias, enseignement, organisation ecclésiastique; 2- Géographie : rang mondial (économique), géographie physique et climat, population, industrie, bilan économique; 3- Histoire : (les grandes périodes, de la préhistoire à la Cinquième République); 4- Culture et civilisation : beaux arts, littérature, musique, cinéma. Cette classification nest pas neutre : nest-il pas piquant en effet que, malgré un siècle de laïcisation de lÉtat, lorganisation ecclésiastique fasse partie des institutions au même titre que la constitution et à côté des médias? Que dire de la population, « incluse » dans la géographie, entre climat et industrie? La « face » de la France ne serait-elle pas différente si les institutions napparaissaient quen dernière position? On pourrait multiplier les questions et comparer larticle « France » dans les différentes versions du Larousse[14].
La Grande-Bretagne et les États-Unis disposent dune semblable institution et lon constate que les deux présentations de soi sont assez voisines, mais très différentes de celle de la France. Larticle « United Kingdom » de The New Encyclopaedia Britannica (1995 : 141-144) propose les cinq « entrées » suivantes : The land ; The people (composition et langues); The economy (dont les syndicats et les relations avec la CEE); Government and social conditions (description de la monarchie constitutionnelle, du système de santé, de léducation et des médias); et History .
Quant à larticle « United States » de l Encyplopaedia Americana (1996 : 470-764), il compte sept parties en plus de lintroduction : The land ; The people (composition, origines et modes de vie); Culture and the arts (éducation, religion, médias, sports et les arts); Government (les trois pouvoirs et le « social welfare »); National defense ; The Economy ; History (dont les relations internationales). Sans interpréter hâtivement les classifications de ces deux encyclopédies, il est intéressant de noter que la population y fait lobjet dune rubrique à part entière, immédiatement après la géographie et avant les institutions et lhistoire, contrairement au Petit Larousse dans lequel la population est subordonnée à la géographie et succède aux institutions.
Le Québec ne dispose pas, semble-t-il, dun ouvrage « de référence » du même type, qui fournisse la trame et les règles décriture de son identité, une hiérarchie de ses éléments identitaires, une frontière de lauthenticité. Cest pourquoi il est si intéressant danalyser le « texte » présenté à Expo 67.
Synthétisons ces considérations sur le contenu de lidentité nationale avec le point de vue de Martin (1992a) qui rejoint celui de Barth (1995 [1969]) évoqué plus haut dans ce chapitre. Selon lui lidentité nationale sarticule autour de deux grands thèmes, le passé et lespace/le social. Son ressort initial est la domination étrangère réelle ou imaginée, et elle combine deux systèmes de valeurs, la conscience de soi et la lutte contre létranger. Car « la définition par rapport à lAutre est indissociable de la définition de soi par les Autres » (Martin 1992a : 587). La construction de lidentité nationale par les individus ou les groupes procède par trois opérations déjà mentionnées choix, distinction, rassemblement (Martin 1994). Elles portent sur le passé : loccultation/souvenir des objets de la mémoire ou de lhistoire; sur lespace et le social : la différenciation/assimilation des objets « étrangers »; sur les deux dimensions (temporelle et spatio-sociale) : valorisation les objets dits « nationaux », ce qui résulte en une hiérarchie (Martin 1992a). Mais lidentité nationale est fluide, toujours mouvante, et les hiérarchies évoluent, déplaçant les emblèmes et modulant la fétichisation de certains objets ( ibid .).
Pour clore cette étape de définition, rappelons les avantages de définir lidentité nationale comme une représentation sociale : cela permet de rendre compte de lautonomie de lidentité nationale tout en comprenant sa participation aux identités individuelles et collectives et réciproquement. De plus, cette définition inclut la possibilité que les acteurs exercent stratégies et tactiques pour valoriser « leur » identité nationale. Elle admet aussi le fait que lidentité nationale ne se confine pas à un espace délimité ni à une période finie. Bref, cette définition assume le caractère très « mou » de cette entité culturelle et en tire parti.
Ce que nest pas lidentité nationale Le nationalisme, la nation et la culture politique
Lidentité nationale, représentation sociale, se distingue du nationalisme, lequel ressortit à laction. On le voit dans la définition modérée de Balthazar (1992 : 647) : « mouvement qui vise à la promotion de lappartenance à une nation donnée », et a fortiori dans la version exacerbée de Gellner : cest « un principe politique qui affirme que lunité politique et lunité nationale doivent être congruentes. [...] Le sentiment nationaliste est le sentiment de colère que suscite la violation de ce principe ou le sentiment de satisfaction que procure sa réalisation. Un mouvement nationaliste est un mouvement animé par un tel sentiment » (1989 : 11). Le nationalisme relève de laction et procède de lidentité nationale, bien que celle-ci, étant alternativement résultat et processus, se module aussi au gré des soubresauts nationalistes.
Lidentité nationale ne saurait être confondue non plus avec la nation, même si certains auteurs emploient parfois ces termes indifféremment. Les définitions de la nation sorientent le long dun axe qui va du pur volontarisme individuel (le « plébiscite quotidien » de Renan) à la production quasi exclusive par lÉtat (Breuilly 1993, Schnapper 1994). Entre ces deux pôles, et nous simplifions ici puisque nous lavons vu au début de ce chapitre, les auteurs considèrent la nation soit comme un produit de limaginaire, récupéré par un groupe dominant, soit comme la conséquence de la modernisation. Mais tous saccordent pour admettre que le territoire est une condition nécessaire de la nation. Or, sans territoire propre, un groupe peut avoir une identité nationale, mais on hésite à parler de nation[15]. Comme dans le cas du nationalisme, il est donc raisonnable de penser que lidentité nationale est préalable à la nation, quand bien même celle-ci, de par son histoire, oriente celle-là.
À ce stade-ci, il faut tenter une distinction entre identité nationale et culture politique, concept qui « [i]ndeed [...] has many members to its family, few of which share much more than a common name » (Gibbins 1988 : 2). Gibbins ( ibid. : 3) regroupe les diverses définitions de la culture politique en six catégories que lon peut simplifier en deux tendances : lune considère la culture politique comme un agrégat dorientations ou de comportements individuels envers les objets politiques; lautre comme un ensemble de valeurs et de normes relativement autonomes qui permettent dexpliquer des phénomènes socio-politiques. De son côté, Taylor (1991) déplore que ces définitions de la culture politique soient trop souvent intellectualistes et monologiques. Pour lui, la culture, politique ou non, nest pas seulement intellectuelle ni seulement incarnée dans les individus; « létude des mentalités nous montre plutôt que la culture se retrace en un domaine éminemment public, où états-dâme et pratiques sentremêlent » ( ibid. : 194). Lorsquil sagit dactions communes, continue Taylor, cest un savoir-faire qui est à luvre, et il appartient à la communauté. Au sujet des révolutions par attroupement[16], il précise : « [...] il y a une forte dose de représentation dans ce genre daction commune. Mais la représentation ne consiste pas en croyances ou en théories. Ce que les gens ont à lesprit est plutôt un scénario [...] » ( ibid. : 203) qui suppose un « savoir-agir ensemble » ( ibid. : 204).
À laide dune telle définition de la culture politique, on peut se risquer à affirmer que lidentité nationale en fait partie. Lidentité nationale, représentation sociale qui subsume et hiérarchise les caractéristiques de la communauté politique de référence, est une forme de savoir, non exclusivement intellectuel, partagé, plus ou moins consensuellement, mais suffisamment pour permettre un savoir-agir ensemble et pour susciter des jeux de pouvoir.
Source:
http://www.theses.ulaval.ca/2003/21176/ch02.html