Paix !
INTERVIEW - "Organiser une élection en Côte-d'Ivoire ? Impossible !"
Alors que l'élection présidentielle doit se tenir le 30 octobre, le chanteur ivoirien Tiken Jah Fakoly pense qu'elle n'aura pas lieu selon lui, le gouvernement sait qu'il ne peut pas l'emporter. Et la dérive meurtrière va se poursuivre.
Tiken Jah Fakoly - Youri Lanquette
La présidentielle est-elle toujours à l'ordre du jour ?
TIKEN JAH FAKOLY C'est carrément impossible ; on ne peut pas organiser des élections dans un pays qui se trouve dans un état aussi catastrophique. Une grande partie de la population ne dispose pas des papiers d'identité nécessaires pour s'inscrire sur les listes électorales. Il faut reporter ce scrutin d'un an et nommer un "monsieur élection". Le président de la commission électorale ne doit pas être ivoirien, car il est rare de voir aujourd'hui des Ivoiriens qui n'ont pas d'affiliation politique. Il faut aussi instituer un gouvernement d'union nationale avec tous les partis politiques représentés.
Les rebelles doivent-ils aussi participer au gouvernement d'union nationale ?
TIKEN JAH FAKOLY Bien sûr, ils sont signataires des accords de paix. Ils sont quand même assez représentatifs. Si Guillaume Soro, le chef des rebelles, se présente à la présidentielle, il peut réunir 5 à 10 % des voix. Voilà pourquoi je pense qu'il faut les inclure.
Est-il possible de réconcilier les Ivoiriens ?
TIKEN JAH FAKOLY Il faut arrêter de plaisanter, car ce sont des innocents qui se font tuer. Les forces d'interposition doivent empêcher les massacres. On ne peut comprendre que l'ONU ait son armée sur place et que des innocents continuent de se faire tuer sous ses yeux dans le Nord, dans l'Ouest et dans le Sud. C'est incompréhensible, parce qu'ils sont là pour protéger les innocents.
Les troupes françaises doivent-elles quitter la Côte-d'Ivoire ?
TIKEN JAH FAKOLY J'ai toujours condamné la présence des forces occidentales dans nos pays en temps de paix. Au Gabon, il n'y a pas de guerre. Il n'y a pas de base de l'armée gabonaise en France. Donc je ne vois pas pourquoi il y a une base de l'armée française au Gabon. Au Sénégal et en Côte-d'Ivoire, c'est la même chose. A l'époque où il n'y avait pas de guerre, j'ai réclamé le départ de l'armée française. Et, quand Laurent Gbagbo est arrivé au pouvoir [à la suite de la présidentielle de l'an 2000], ses proches ont demandé que l'armée française dégage, et moi j'étais d'accord. Mais, à partir du moment où la guerre a été déclenchée, la communauté internationale ne peut pas non plus nous laisser nous entre-tuer. Ce serait un autre Rwanda. Pendant la Seconde Guerre mondiale, l'Afrique est intervenue au côté de la France. Donc, il est important que, quand il y a des problèmes en Afrique, des forces françaises ou américaines s'interposent pour empêcher les gens de se massacrer.
Des troupes africaines seraient-elles mieux acceptées ?
TIKEN JAH FAKOLY Au départ, c'est l'armée française qui s'est interposée. Si elle n'était pas intervenue, les rebelles auraient pris le pouvoir. Aujourd'hui, c'est le pouvoir d'Abidjan qui accuse l'armée française de l'empêcher de gagner la guerre. La France est critiquée de tous les côtés. Si elle pouvait être remplacée par une force sud-africaine, ce serait peut-être satisfaisant.
Pourquoi les plans de paix sont-ils toujours si difficiles à mettre en uvre ?
TIKEN JAH FAKOLY Parce que certains ont intérêt à ce que la guerre continue. Le pouvoir d'Abidjan s'enrichit, les chefs de la rébellion font de même. Chaque fois que l'on s'approche de la paix, des incidents se produisent. Il y a un mois, les partis d'opposition voulaient organiser une réunion au siège du PDCI (Parti démocratique de Côte-d'Ivoire, l'ex-parti unique, créé par le président Félix Houphouët-Boigny, au pouvoir de 1960 à 1993), ils ont été attaqués par les "jeunes patriotes", proches du pouvoir. Cela prouve que le pouvoir d'Abidjan ne peut pas organiser d'élections. Tu es au pouvoir et, quand les partis d'opposition veulent organiser une réunion, tu vas les attaquer. C'est inconcevable.
Pensez-vous que le régime doute de sa capacité à gagner des élections libres et transparentes ?
TIKEN JAH FAKOLY Je le dis depuis le début. Gbagbo lui-même le sait. C'est l'une des raisons pour lesquelles il ne veut pas réellement organiser de scrutin. Aujourd'hui, dans le Nord, il réunira au mieux 5 à 10 % des suffrages. Les partis d'opposition ont triomphé dans de nombreuses villes du Sud lors des municipales.
Etes-vous déçu par le comportement des rebelles ?
TIKEN JAH FAKOLY Bien sûr, on ne peut pas prendre les armes contre Laurent Gbagbo parce qu'il est responsable de charniers et ensuite se comporter comme lui. Il y a eu des tueries un peu partout, dans le Nord et dans le Sud [depuis septembre 2002, la rébellion contrôle le Nord]. Nous attendons simplement que la paix revienne pour pouvoir régler ces problèmes. Les Bétés [ethnie de Laurent Gbagbo] qui sont aujourd'hui au pouvoir ont souffert à l'époque de Houphouët-Boigny. Les populations de certains villages bétés ont été exterminées. Si Gbagbo a créé le Front populaire ivoirien (FPI), c'était un peu, au départ, pour venger les siens. Gbagbo s'est dit : "Ces gens ont tué mes parents dans les années 1970. Moi je vais venger les miens et il n'y aura pas de sanctions." Le mal commun en Afrique, c'est la corruption et l'impunité. Les généraux que Houphouët-Boigny a envoyés massacrer les Bétés dans ces années-là sont toujours vivants. Un jour, il faudra juger tous les responsables, qu'ils soient du côté du pouvoir ou de la rébellion. Il faut prouver aux citoyens que les dirigeants peuvent aller en prison comme tout le monde, quelle que soit leur richesse, quel que soit leur pouvoir.
Votre retour à Abidjan est-il envisageable ?
TIKEN JAH FAKOLY Je pense que ce ne serait pas très bon
pour ma santé. Le pouvoir ne va pas m'arrêter parce que, s'ils me mettaient en prison, ils feraient de moi un homme populaire. Ils vont simplement donner des armes à des "enfants" qui débarqueront chez moi, et après on dira qu'il y a eu un hold-up à mon domicile. Ils ne vont pas vouloir que mon cadavre soit populaire. Je préfère rester au Mali. Attendre qu'il y ait des élections libres et transparentes, qu'il y ait un président qui assure la sécurité de tous ceux qui vivent en Côte-d'Ivoire, qu'ils soient blancs, noirs ou rouges. Si ce pays était le plus fort de la sous-région, c'est parce que plusieurs nationalités sont venues nous aider des Burkinabés, des Maliens, des Guinéens ont donné un coup de pouce à notre économie.
Après le meurtre du journaliste Jean Hélène en octobre 2003 et la disparition de Guy-André Kieffer, vous avez déclaré que le régime avait tué ces journalistes ; selon vous, il s'agissait d'actes délibérés ?
TIKEN JAH FAKOLY Bien sûr. Le régime commet plein de crimes qui restent impunis. La France a tout fait pour faire libérer Florence Aubenas. Pourquoi n'y a-t-il pas eu la même mobilisation pour Guy-André Kieffer [ce journaliste franco-canadien a disparu le 16 avril 2004 à Abidjan] ? Pourquoi les gens ne réagissent-ils pas ? Est-ce parce que sa femme est black ? On ne sait pas ; on s'interroge. Parce que, quand quelqu'un a la double nationalité franco-canadienne, donc une nationalité puissante, c'est quand même étonnant qu'il y ait si peu de réactions. Ce que la France n'a pas compris, c'est que, si on ne retrouve pas les assassins de Guy-André Kieffer, si cet acte reste impuni, les patriotes tueront un autre journaliste français.
Selon nombre d'observateurs de l'Afrique, la Françafrique est morte ?
TIKEN JAH FAKOLY Non, elle est toujours une réalité. On en a vu un exemple palpable au Togo, où l'opposition a gagné à plus de 70 % [lors de la présidentielle du 24 avril 2005]. Les militaires français, avec l'armée togolaise, ont tout fait pour changer le résultat. Donc, finalement, c'est le fils d'Eyadéma, Faure Gnassingbé, qui est arrivé au pouvoir. Les Français n'auraient jamais accepté que le fils de François Mitterrand devienne président, juste après lui. Je ne sais pas pourquoi Jacques Chirac a déclaré : "La France vient de perdre un ami et moi un ami personnel" à la mort de Gnassingbé Eyadéma. [Le président togolais est mort le 5 février 2005. Il régnait sans partage depuis trente-huit ans.] Cela signifie sans doute que l'ami personnel avait dû dire avant de mourir : "Il faut absolument que mon fils me succède."
Observe-t-on une montée des sentiments antifrançais en Afrique ?
TIKEN JAH FAKOLY Bien sûr. Moi et d'autres artistes, nous y avons d'ailleurs contribué. Même si je suis choqué aujourd'hui par le fait qu'on s'attaque à des civils français en Côte-d'Ivoire, qui ne sont pas du tout responsables de la politique de leur pays en Afrique. Lors de mon dernier concert, à Abidjan, en 2001, pour la fête de l'indépendance, j'avais dit que la présence de l'armée française en Côte-d'Ivoire me dérangeait. Le fait d'avoir sorti l'album Françafrique [2002, Barclay], dans lequel je fustige la politique de la France et de l'Occident en Afrique, a contribué à démystifier ce pouvoir : celui de la France et des Français en général. Mais, quand je faisais passer ce message, ce n'était pas pour dire qu'il fallait s'attaquer aux civils français. C'est plutôt le système qui est dénoncé et combattu. Effectivement, il y a un sentiment antifrançais actuellement en Afrique francophone. Au niveau de la communication, le pouvoir d'Abidjan a été habile : il a réussi à médiatiser le comportement des troupes françaises en Côte-d'Ivoire. Le fait de voir des images de l'armée française tirant sur les Ivoiriens, ça a beaucoup choqué les Africains.
La France doit-elle changer d'attitude ?
TIKEN JAH FAKOLY Bien sûr, il faut des réactions en France. Il faut que les Français commencent à organiser des marches, comme ils le font quand on touche à leurs salaires. Beaucoup de Français se disent de toute façon : "Ça ne nous dérange pas, ça ne nous concerne pas !" Mais c'est une erreur d'imaginer que cette politique n'aura pas de conséquences pour les Français. Si le "système français" n'est plus accepté en Afrique, ce sont des innocents qui vont payer. Parce que Chirac ne passe jamais ses vacances en Côte-d'Ivoire. Il ne sera jamais chef d'entreprise en Côte-d'Ivoire. Donc, ce sont vos parents, ce sont nos parents qui vont avoir des problèmes, qui vont être massacrés. Il faut une réaction sévère de la société civile. Pour faire changer la politique de la France au Togo et en Côte-d'Ivoire.
Faut-il vraiment annuler la dette de l'Afrique ?
TIKEN JAH FAKOLY Notamment pour le Nigeria, certains observateurs craignent qu'une fois passée l'éponge, les militaires reviennent au pouvoir afin de piller à nouveau les caisses de l'Etat.
Ce n'est pas un argument recevable. Même si elle est puissante, que pèse l'armée nigériane face aux forces occidentales ? Il faut annuler cette dette. Car elle ne devrait jamais avoir existé. Si l'Occident devait nous rembourser tout ce que nos frères ont fait comme travaux pour construire les Etats-Unis ou l'Europe, si on devait présenter la facture aux pays occidentaux, ce sont ces pays-là qui nous devraient quelque chose. Ces prêts ont été faits à des dictateurs protégés par les pays occidentaux : ils ont bouffé l'argent. Donc, l'argent se trouve en Suisse et dans d'autres pays occidentaux. Il faut accorder d'autres prêts, quitte à confier la gestion de cet argent à des organisations non gouvernementales (ONG) puisque les gouvernants ont prouvé qu'ils sont incapables de bien le gérer, puisque pour nous, Africains, cet argent n'a jamais changé notre quotidien. On n'en a jamais profité. Le président Houphouët-Boigny a transformé son village en une deuxième capitale de la Côte-d'Ivoire
Il faut confier la gestion de cet argent à des gens que l'on peut mettre en prison s'il le détourne.
Mais ce système ne risque-t-il pas d'aboutir à une nouvelle forme de colonialisme ?
TIKEN JAH FAKOLY Nous avons des ONG africaines. Au Mali, par exemple, une ONG est dirigée par la sociologue Aminata Traoré. On a des Africains honnêtes, comme Thomas Sankara, l'ex-président du Burkina Faso. Il a été assassiné [le 15 octobre 1987] parce qu'il appartenait à une nouvelle espèce de dirigeants africains. Et parce qu'il refusait le deal que lui proposait François Mitterrand. Il réclamait des tracteurs à Mitterrand, alors que celui-ci voulait lui vendre des armes. Il disait au président français que la priorité, c'était de nourrir son peuple. Evidemment, il n'a jamais obtenu ses tracteurs. Aujourd'hui, les Africains honnêtes qui peuvent bien gérer le continent font rarement de la politique. Même dans l'opposition. Laurent Gbagbo a été dans l'opposition pendant des années. C'est lui qui a arraché le multipartisme en Côte-d'Ivoire. Nous avions placé de grands espoirs en lui. Et regardez ce qu'il a fait de notre pays. Il n'y avait pas d'autre solution que de prendre les armes.
Entretien réalisé le 31 juillet 2005 lors du Festival Africajarc 2005 [7e festival africain de Cajarc (Lot)].
Propos recueillis par Pierre Cherruau
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